ENTRETIENS AVEC JACQUES DORMONT.


Il habite au numéro 9, place de l’église à Berchem-Sainte-Agathe.

Cette place est un îlot préservé, un peu hors du temps.

Il est né en 1914 à Dour dans le Borinage, un 5 février, le jour de la mort de Sainte Agathe (c’est un signe), et il a été l’élève de Buisseret.


Lors de ma première visite, le 3 février 2004, je suis surpris par son sourire désarmant. J’apprend par son fils que tout petit, il est devenu sourd suite à la grippe espagnole, et qu’il le restera à jamais. Parfois, des sons flûtés sortent de sa bouche, lorsqu’il prononce une voyelle orale d’arrière comme le « ou » de Dour par exemple.


Le 25 février, je suis attiré par un portrait de Franz Hellens peint par Jacques Dormont présenté à la vitrine de la librairie Van der Elst, et par une photo de Jacques Dormont prise par Michel Hendrickx. Le tableau provient d’une vente récente à Paris.

Je rends une seconde visite le 23 mars à Jacques Dormont, seul cette fois. J’attend devant la porte après avoir sonné, mais il n’a pas vu la lampe qui s’allume quand on sonne. Je me montre à la fenêtre et il m’aperçoit. Il m’attendait.


Il m’explique que le tableau de Franz Hellens que je lui montre a été peint en remerciement de la préface qu’il a écrit pour son livre « Joël » édité en mars 1953 à compte d’auteur.

Il me montre une photocopie. Préface datée de 1950. Le tableau date donc de 1950.

Il va chercher un « autoportrait espiègle ». Son regard s’illumine. Il m’explique qu’à sept ans, il était émerveillé par ce qu’il voyait, la nature, les fleurs, le terril et qu’il a déboulé devant un attelage de chevaux. Un des chevaux, effrayé, s’est cabré et lui a démis le pouce de la main droite.

Avec un grand sourire, il m’explique que son pouce n’est pas cassé, juste démis mais

qu’à cette époque, on n’était pas très malin et qu’aujourd’hui, on lui aurait réparé son pouce.

Il me montre un autre tableau et m’explique qu’il a eu une thrombose il y a un peu plus d’un an et que à peine rentré à la maison, il dessine ce tableau tout de go.

– « Comme ça, c’était hors de ma tête », me dit-il.

Il me raconte qu’un jour, il devait acheter à manger et que, tombant sur le Littré en quatre volumes, sa famille n’a rien eu à se mettre sous la dent. Il les a encore.


Le lendemain 24 mars, je bouquine chez Ferraton et découvre « Joël » avec l’ex-libris de Franz Hellens, sur papier Navarre !

Où il est dit que « Joël a le sourire de ne pas entendre, le sourire du silence, le plus beau de tous, parce qu’il est le plus pur. C’est le sourire de la fleur ; c’est celui du fruit au flanc égayé de soleil : c’est celui du ciel qui se dore à l’éclat des midis d’été ;

c’est celui des yeux qui s’ouvrent sur les splendeurs muettes de l’homme » (page 62).


« Joël et Vigile sont les extrémités de la barre du danseur de corde : le premier donne, des hauteurs éthérées, sur le monde des sourds, l’autre, sur celui des poètes.

Et le Poème est la recherche même de l’équilibre »


J.D.

Bruxelles, juillet 1945

Lors de ma troisième visite, le 23 avril, il m’explique quelques « symboles » - il n’aime pas ce mot - qui reviennent dans ses toiles : la cloche à melon, c’est l’enfermement, elle isole mais n’emprisonne pas, le mur, c’est le repli, comme une conjuration, et les boules, de différentes tailles, ce sont les boules du silence.

Le bateau de papier rose (il me montre son tableau « Le plus beau des voyage ») lancé par l’enfant taiseux et émerveillé sur l’eau de la rigole, c’est au contraire l’évasion, le rêve, l’aventure (« Le bateau ivre » de Rimbaud).

Il a été l’ami de Henri Storck. Il me parle d’un film avec sourds-muets. Je regarde sur Internet et découvre qu’un film de vingt minutes, « Les gestes du silence », est réalisé en 1960 par Henri Storck d’après un script original de Jacques Dormont.

Henri Storck adorait les soles, à tel point qu’il mangeait les petites arêtes des nageoires de la sole. Cette anecdote l’amuse beaucoup. Il est amateur de bonne chère, et aimait faire la cuisine avant d’être atteint d’une maladie de coeur.

Il m’offre une photo surréaliste qu’il a réalisée.

Il a écrit une pièce sur le martyre de Sainte Agathe : cette pièce n’a pas eu le succès qu’il escomptait, parce que ne sont venues au spectacle que des bigotes.

Et il imite les bigotes et leur air horrifié quand on coupe les nichons de Sainte Agathe.


Lors de ma quatrième visite, le 8 mai, il me remet une plaquette datée de septembre 1991 : « Choses de rencontres », sous-titré anti-symboles.

Et m’explique que le chapeau melon, ce n’est pas du Magritte.

Il me montre avec fierté sa collection.

Son père était très sévère et voulait qu’il porte une cravate et un chapeau melon au lieu d’un feutre mou. Il lui a dit qu’il sera bien obligé le jour de son enterrement de porter un chapeau melon !

Il me parle de Louis Van de Spiegele. Léon Navez admirait Le pauvre pécheur de Puvis de Chavanne que Louis Van de Spiegele appelait Pubis de Chavanne.


Visite du 29 novembre : me montre un socle en bois qu’il a réalisé et me dit qu’il fait de l’art contemporain. C’est ce qui lui reste d’une sculpture faite par sa femme Simone, qui est décédée le 13 novembre, et qu’elle a léguée avant de mourir.

Demain, il doit se rendre à la maison communale afin de faire apposer un « V » sur sa carte d’identité.

Ses yeux vont mieux : il achète Le Monde du vendredi et trouve les lettres trop petites. Il aimerait acheter le livre de Gombrich sur l’art (La préférence pour le primitif, Épisodes d’une histoire du goût et de l’art en Occident, de E. H. Gombrich, édition Phaïdon, article de Philippe Dagen dans Le Monde du vendredi 19 novembre).

Me parle d’Ingres et de Delacroix : sa préférence va à Ingres, à cause de l’économie de moyens.

Tigrette n’a pas réapparu depuis plusieurs jours.

Elle l’intrigue : il y a une photo en noir et blanc des trois enfants dans la pièce du milieu. Tigrette saute sur le radiateur, puis sur le coin de la commode et regarde longuement les enfants sur la photo, l’un après l’autre...